Terrorisme et pédocriminalité

Le cadre légal

La censure dite « administrative » est instituée en 2011 avec la loi LOPPSI. Elle impose un filtrage de certains domaines par les fournisseurs d’accès Internet sur la base d’une liste établie par la police (OCLCTIC devenu Office anti-cybercriminalité en 2023). L’objectif de cette disposition est de lutter contre la pédocriminalité en ligne en bloquant directement l’accès aux domaines concernés.

Ce premier dispositif a ensuite été étendu aux motifs de « provocation ou apologie d’actes de terrorisme » par la loi du 13 novembre 2014 relative à la lutte contre le terrorisme. Cette loi vient créer un article 6-1 dans la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) qui étend les motifs de blocage et en définit les modalités. Elle établit notamment une personne qualifiée faisant partie de la CNIL pour s’assurer de la régularité et de la transparence de la procédure. Cette personne qualifiée passera à l’ARCOM à travers une modification de ce même article en 2022.

Article 6-1

Lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation à des actes terroristes ou l’apologie de tels actes relevant de l’article 421-2-5 du code pénal ou contre la diffusion des images ou des représentations de mineurs relevant de l’article 227-23 du même code le justifient, l’autorité administrative peut demander à toute personne dont l’activité est d’éditer un service de communication au public en ligne ou aux fournisseurs de services d’hébergement de retirer les contenus qui contreviennent à ces mêmes articles 421-2-5 et 227-23. Elle en informe simultanément les fournisseurs de services d’accès à internet.

En l’absence de retrait de ces contenus dans un délai de vingt-quatre heures, l’autorité administrative peut notifier aux fournisseurs de services d’accès à internet la liste des adresses électroniques des services de communication au public en ligne contrevenant auxdits articles 421-2-5 et 227-23. Ces personnes doivent alors empêcher sans délai l’accès à ces adresses. Toutefois, en l’absence de mise à disposition par la personne dont l’activité est d’éditer un service de communication au public en ligne des informations mentionnées à l’article 1er-1 de la présente loi, l’autorité administrative peut procéder à la notification prévue à la première phrase du présent alinéa sans avoir préalablement demandé le retrait des contenus dans les conditions prévues à la première phrase du premier alinéa du présent article.

Enfin, la loi n° 2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique vient étendre la procédure de cet article 6-1 pour une période d’expérimentation de deux ans aux contenus qualifiables de torture ou barbarie au sens de l’article 222-1 du code pénal.

Capture d'écran de la page de blocage mise en place par le Ministère de l'intérieur

La procédure de censure administrative

Les décrets d’application ont désigné l’OCLCTIC devenu l’Office Anti-Cybercriminalité (OFAC) en 2023, comme autorité de police gendarmerie spécialisée en charge de faire ces demandes de blocage. Celui-ci peut demander aux éditeurs ou hébergeurs de retirer des contenus qu’elle estime étant une provocation à des actes terroristes, ou faisant l’apologie de tels actes. Il peut également demander aux fournisseurs d’accès de bloquer ses domaines, soit après un manque de retrait des éditeurs ou opérateurs 24h après une demande, soit directement sans demande préalable. Il y a alors un rôle consultatif de la personnalité qualifiée de l’ARCOM qui peut éventuellement saisir un juge administratif en cas de désaccord sur une procédure.

Le site de la CNIL résumé assez bien cette procédure :

Nombre de sites bloqués par censure administrative

Toujours l’article 6-1 de la LCEN prévoit également qu’une personne qualifiée devra rendre public chaque année un rapport d’activité sur les conditions d’exercice et les résultats de son activité, qui devra être remis au Gouvernement et au Parlement. Depuis 2014, cette personne qualifiée était un membre de la CNIL mais ce rôle a été transféré à l’ARCOM en 2022.

Ces rapports contiennent notamment le nombre de demandes pour cause de terrorisme ou pédopornographie, le nombre de retrait effectués, ainsi que le nombre de blocages demandés. Nous avons retracé ces informations dans le tableau suivant :

Demande retrait terr.Demande retrait pédo.Demande de retraitContenu retiré terr.Contenu retiré pédo.Contenu retiréBlocage terr.Blocage pédo.BlocageLien
20151 2861531 4391 080991 17943240283Rapport
2016 21893722 561 1975 3302305165709874Rapport
201732 739 2 371 35 110 6 3201 4047 72483680763Rapport
201810 0917 923 18 014 6 7966 62513 42182797879Rapport
20194 3327 54211 8742 626 5 4798 10515405420Rapport
2020 3 645 46 803 46 8032 986 33 72436 710 28491 519Rapport
2021 14 888 118 407 133 295 13 235115 802129 03719420439Rapport
202215 17767 57782 75411 95061 13573 68512381393Rapport
202322 92495 236118 16022659681Rapport

On voit qu’il y a clairement eu une augmentation drastique du nombre de demandes de retrait, notamment en terme de pédocriminalité. Il semble que dans la grande majorité des cas, les demandes de retraits soient efficaces avec par exemple en 2021, plus de 96% des contenus retirés.

Cela mène tout de même à plusieurs centaines de domaines bloqués chaque année par les autorités administratives. Ce nombre semble relativement stable oscillant entre 300 et 900 domaines par an :

Abus de procédure et illusion de contre-pouvoir de la personne qualifiée

Les rapports annuels de la personne qualifiée de la CNIL/ARCOM (M. Alexandre Linden de 2015 à 2021 à la CNIL, Laurence Pécaut-Rivolier de l’ARCOM et Alexandre Linden de la CNIL en 2022 puis Laurence Pécaut-Rivolier et Denis Rapone de l’ARCOM) contiennent également un état des lieux des recommandations de cette même personnes sur les décisions de blocage, ce qui nous permet d’avoir une idée des potentiels abus de cette procédure.

Extraits choisis des rapports annuels de la personnalité qualifiée, liste des recommandations
  • En février 2017, l’OCLCTIC a présenté une demande de retrait concernant une vidéo montrant le déroulement des attentats de Nice avec des commentaires d’internautes. L’accès à l’ensemble de la page internet avait été bloqué. La personne qualifiée a considéré que la vidéo en elle même ne suffisait pas pour qu’elle soit considérée comme apologie du terrorisme. Le ministère a renoncé à la mesure de blocage de la vidéo, en ne bloquant que les commentaires.
  • En 2017, la personne qualifiée de la CNIL a rendu un avis défavorable par rapport au blocage d’Indymedia Nantes et Grenoble (voir ci-dessous). Il s’agit à notre sens du cas d’abus le plus grave des blocages administratifs connu à ce jour.
  • Le 11 juin 2018, à la suite d’un contrôle, la personne qualifiée a constaté qu’une URL bloquée car contenant des images de pédocriminalité avait depuis suspendu son service. Il a demandé à retirer l’URL de cette liste mais l’OCLCTIC a refusé considérant que les conditions de mise à jour des urls respectaient la réglementation.
  • Le 17 décembre 2018, l’OCLCTIC a présenté une demande de retrait pour apologie du terrorisme pour un tweet « dire qu’on fait des attentats depuis 3 ans pour créer le chaos chez les françaouis alors qu’il fallait juste augmenter le diesel de 30 centimes…Nos stratèges de le l’EI c’est vraiment des peintres hamdoulah ! ». La personne qualifiée de la CNIL a considéré qu’il s’agissait clairement d’un compte et tweet parodique, et recommandé de revenir sur sa demande de retrait, ce qui a été accepté par l’OCLCTIC.
  • Aucune recommandation n’a été faite en 2019, mais la personne qualifiée note qu’il est arrivé que soit mis fin à des mesures de blocage suite à la demande de compléments d’information de la personne qualifiée.
  • Le 13 février 2020, Alexandre Linden a été en désaccord sur le blocage d’un compte twitter comportant une vidéo de propagande terroriste et deux tweets. Suite à ses recommandations seul un tweet a fait l’objet d’une demande de retrait.
  • Le 12 novembre et le 23 novembre 2020, Alexandre Linden a rendu 5 avis défavorables à des demandes de retrait et déréférencement de textes publiés sur Twitter et identifiés comme faisant l’apologie du terrorisme. Dans tous ces cas, il a indiqué que si certains de ces textes étaient menaçants, ils ne faisaient pas l’apologie ou la provocation d’actes terroristes. Dans 4 cas sur 5, l’OCLCTIC a suivi l’avis de la personne qualifiée et annulé la demande de retrait et le déréférencement du tweet. Dans le dernier cas, elle n’a pas suivi ces recommandations et la personnalité qualifié a décidé de ne pas faire de recours devant un tribunal administratif.
  • Le 12 janvier 2021, désaccord sur le fait qu’une publication Facebook fait l’apologie du terrorisme. L’OCLCTIC a fourni de nouveaux éléments pour justifier la demande de retrait.
  • Le 7 juin 2021, Alexandre Linden a sollicité l’OCLCTIC sur des vidéos publiées sur Twitter, ce qui a suffi à faire changer d’avis l’OCLCTIC sur la demande de blocage mais le compte Twitter était de toute façon suspendu à ce moment là.
  • Le 8 novembre 2021, la personne qualifiée a rendu un avis défavorable au blocage d’un tweet contenant une vidéo d’exécution considérant qu’elle ne faisait pas l’apologie du terrorisme, l’OCLCTIC a annulé le blocage.
  • Le 30 novembre 2021, la personne qualifiée a rendu un avis défavorable sur le fait qu’un dessin et un texte faisaient l’apologie ou la provocation d’actes terroristes. L’OCLCTIC n’a pas suivi cette recommandation.
  • Le 2 février 2022, la personne qualifiée a rendu un avis défavorable au blocage d’une vidéo identifiée comme à caractère terroriste. L’OCLCTIC a fourni de nouveaux éléments qui ont convaincu la personne qualifiée.
  • Le 21 mars 2022, de la même façon, une vidéo publiée sur les services Google n’a pas été reconnue à caractère terroriste par la personne qualifiée mais des éléments supplémentaires de l’OCLCTIC ont convaincu du fondement de ce blocage.
  • Le 24 mai 2022, la personne qualifiée n’a pas reconnu le caractère terroriste d’images de tirs et de combattants sur la page Facebook “East Africa News Agency”. Après discussion, le ministère de l’intérieur a indiqué qu’il s’agissait en effet d’un média consacré à l’actualité dont le texte avait été repris par un serveur administré par l’Etat Islamique en Afrique, et a donc annulé la demande de retrait.
  • Les 12, 15 et 20 décembre 2022, l’OCLCTIC a transmis des demandes de retrait portant sur des planches de contenus tirées de l’ouvrage Petit Paul de Bastien Vivès. La personnalité qualifiée a estimé que ces contenus répondaient à la qualification pédopornographique, mais comme ces contenus sont disponibles dans le commerce, il les a signalé à la procureur de la République de Paris.
  • Le 27 janvier 2023, la personnalité qualifiée a rendu une recommandation défavorable au retrait d’un tweet violemment opposé à l’Etat Islamique. L’OFAC a alors fourni de nouveaux éléments pour justifier le retrait.
  • Le 15 novembre 2023, l’OFAC a transmis des demandes de retrait portant sur une boutique de vente en ligne ayant une série de vêtements portant le slogan ACTION DIRECTE accompagné d’une étoile noire. La personne qualifiée a considéré qu’il s’agissait d’une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et rendu une recommandation défavorable. À la suite de l’inexécution par le ministère de la recommandation, la personne qualifiée a saisi le tribunal administratif.

Les attaques contre Indymedia Nantes et Grenoble

Le principal cas d’abus connu de censure administrative a été une demande de retrait de contenu fait par le ministère de l’intérieur aux sites d’Indymedia Grenoble et Nantes en Septembre 2017.

Indymedia est un réseau de médias autonomes et alternatifs qui fonctionne avec une publication ouverte et une modération a posteriori. Le 21 Septembre 2017, un incendie volontaire s’est déclaré dans une caserne de gendarmerie de Grenoble détruisant plusieurs véhicules sans faire de blessés. Dans la même journée, un communiqué revendiquant cette action en solidarité avec les inculpés du procès de la voiture de Valmy est publié sur Indymedia Nantes et Grenoble. Dans la foulée, ces deux sites ont reçu des courriers de l’OCLCTIC exigeant le retrait de ces contenus qui seraient constitutifs d’un acte de provocation au terrorisme, sous peine de censure.

Comme le prévoit la procédure, une personnalité qualifiée de la CNIL (M. Alexandre Linden) a donné son avis, négatif, sur cette décision de censure (voir son rapport de 2017). Il ne s’agissait pas du premier avis négatif de sa part mais à la différence des cas précédents, la police a décidé de passer outre l’avis de M. Linden et de maintenir sa décision de censure. Il décide alors de saisir le tribunal administratif compétent (Nanterre) pour contester la décision de la police. La décision du juge tombe finalement le 4 février 2019, annulant la censure. Le juge a ainsi estimé que les publications litigieuses relataient des faits qui n’étaient pas qualifiables d’actes de terrorisme au sens de l’article 421-1 du code pénal. Le contenu de ces publications ne pouvait dès lors pas être analysé comme constitutif de l’infraction de provocation ou d’apologie à commettre des actes de terrorisme, telle que mentionnée à l’article 421-2-5 du code pénal.

Références

Sur Indymedia:

Dernière mise à jour : novembre 2024